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Conférenciers pléniers

 

Roger Pouivet, Université de Lorraine (France)

Roger Pouivet est professeur de philosophie à l’Université de Lorraine, membre honoraire de l’Institut Universitaire de France. Il appartient aux Archives Henri-Poincaré (UMR 7117). Il a été professeur invité en Islande, Pologne, Écosse, Italie, États-Unis. Ses travaux relèvent plutôt de ce qu’il est convenu d’appeler la « philosophie analytique ». En esthétique et philosophie de l’art, notamment :  Esthétique et logique, 1996 ; L’ontologie de l’œuvre d’art, 2000, 2nde ed. 2010 ; Le réalisme esthétique, 2006 ; L’Art et le désir de Dieu, 2017. En philosophie de la religion, notamment : Après Wittgenstein, saint Thomas, 1997, 2nde éd. 2014 ; Qu’est-ce que croire? 2003 ;  Épistémologie des croyances religieuses, 2013. Il a également publié Philosophie contemporaine (2008, 2nde ed. 2018), L’Éthique intellectuelle, une épistémologie des vertus, 2020. Il a traduit plusieurs livres de l’anglais (Nelson Goodman, Jerrold Levinson, Paul O’Grady). Certains de ses travaux sont traduits en anglais, chinois, italien, roumain, espagnol, polonais, tchèque, bulgare, arabe.

Abstract : Scientifiques et littéraires parlent-ils le même langage Les systèmes scolaires et universitaires trient souvent les élèves et les étudiants en scientifiques et littéraires. Il y aurait deux sortes d’esprit ou, pour C.P. Snow, « deux cultures », presque inconciliables. Ne serait-ce pas aussi qu’il existe deux langages ?  D’une part, celui de la science, clair, précis et rigoureux, portant sur la réalité ; d’autre part, le langage des lettres et des humanités, métaphorique, poétique, chargé d’émotions et de sentiments ? Le premier va vers le monde, pour le décrire, le connaître et le transformer par la technique. En revanche, le langage des littéraires va dans la direction inverse : de la réalité vers l’esprit et les symboles. Nelson Goodman a proposé une distinction entre dénotation et exemplification. Est-ce la même ?  Remarquons que pour Goodman cette distinction ne passe entre deux sortes d’esprit, deux cultures ou deux langages, mais entre deux usages du langage. De plus, ces deux usages ne correspondent pas à une opposition entre les sciences et les arts (y compris la littérature). Convient-il alors de contester la distinction entre scientifiques et littéraires – voire entre un usage spécialisé du langage, celui des sciences, et un autre, jugé moins spécialisé, des lettres et des humanités ?

(Le texte intégral de la conférence se trouve en bas de cette page)

 

Thomas Tinnefeld, Hochschule für Technik und Wirtschaft des Saarlandes (Allemagne)

Thomas Tinnefeld est professeur titulaire de langues appliquées à l'Université des sciences appliquées de la Sarre (Saarbrücken, Allemagne). Il a étudié l'anglais et le français et a obtenu son doctorat en linguistique française à l'université de Duisburg (Allemagne). Sa thèse portait sur la syntaxe du Journal officiel. De 1993 à 2005, il a travaillé au centre linguistique de l'université de Göttingen en tant que professeur de français. À partir de 1995, il a également été professeur adjoint de linguistique et de méthodologie française et espagnole au département de langues romanes de l'université de Göttingen de 2004 à 2005. De 2005 à 2008, il a été professeur invité à Taïwan. Thomas est rédacteur en chef de la revue internationale Journal of Linguistics and Language Teaching et président des conférences biennales de Sarrebruck sur l'enseignement des langues étrangères. Il a réalisé de nombreuses publications sur la linguistique et l'enseignement du français, de l'anglais, de l'allemand et de l'espagnol, et a donné des conférences invitées en Europe, en Asie et aux États-Unis.

Abstract: L'enseignement des PSL dans la troisième décennie du 21e siècle - un modèle de discussion. L'enseignement des langues à des fins spécifiques (LSP) est au cœur des préoccupations de la linguistique et de la méthodologie depuis plus d'un demi-siècle. Cependant, comme c'est le cas pour l'enseignement des langues en général, on cherche toujours la règle d'or pour enseigner des langues à des fins spécifiques. Dans cette conférence plénière, l'interaction entre un certain nombre de facteurs très complexes devant être satisfaits pour un enseignement efficace des langues à des fins spécifiques sera décrite, analysée et transférée à un modèle d'enseignement des langues à des fins spécifiques pouvant servir de base de discussion au cours de cette décennie. Les réflexions faites dans ce contexte se réfèrent au sentiment personnel de l'orateur sur les récents développements de l'enseignement des PSL. Elles peuvent montrer de quelle manière les facteurs qui entrent en jeu peuvent être mis en pratique de manière fructueuse. Les plus pertinents de ces facteurs sont, pour l’aspect linguistique, la forme, la fonction et la correction de la langue, pour les éléments (inter)personnels, l'importance de la communication et des connaissances (inter)culturelles, l'enseignant et l'apprenant, comme élément méthodologique, la technologie utilisée pour l'enseignement virtuel, et enfin l'orchestration de l'enseignement comme facteur général.

 

Shona Whyte, Université Côte d'Azur (France)

Shona Whyte est Professeur d'anglais à l'Université Côté d'Azur où elle enseigne l'anglais langue étrangère (EFL), la traduction, l'acquisition et l'enseignement des langues secondes. Ses recherches portent sur l'apprentissage des langues assisté par ordinateur (CALL), en particulier l'interaction en classe et l'intégration des technologies par les enseignants, et sur la didactique de l'ESP, c'est-à-dire la recherche sur l'enseignement de l'anglais à des fins spécifiques. Elle a codirigé un groupe de travail sur la recherche en matière de formation des enseignants de langues au sein du GERAS (GT DidASP, avec Cédric Sarré 2014-20) et a dirigé des équipes françaises dans deux projets européens : iTILT, sur les tableaux blancs interactifs dans l'enseignement des langues, et iTILT 2 sur l'enseignement interactif des langues avec diverses technologies. Actuellement, elle travaille sur le projet SHOUT4HE qui porte sur l'intégration de la technologie dans la pratique pédagogique dans l'enseignement supérieur. 

Abstract: Un "âge d'or" de l'enseignement de l'ESP : matériel, pratique et formation des enseignants dans l'enseignement scientifique et technologique du XXe siècle. Dans notre monde de plus en plus interconnecté, où la compétence en anglais est depuis longtemps une compétence de base, l'anglais en tant que Lingua Franca est fermement établi dans de nombreux domaines universitaires et professionnels, et l'enseignement en anglais continue à se développer dans une myriade de disciplines. Pendant la pandémie actuelle, qui constitue à la fois un arrêt et une profonde perturbation, il semble utile de s'arrêter pour réfléchir à ce que l'on pourrait apprendre de l'expérience passée dans l'expansion rapide de l'enseignement de l'anglais, qui a conduit à la création du domaine de l'anglais à des fins spécifiques (ESP) tel que nous le connaissons aujourd'hui. Plus précisément, cet exposé se penche sur le dernier quart du XXe siècle, lorsque les universités britanniques et le British Council ont beaucoup investi dans le développement de l'anglais pour la science et la technologie (EST), tant au Royaume-Uni qu'à l'étranger. L'émergence de ce nouveau domaine n'a pas été guidée par les institutions, par ce que Cuban (2013) appelle le programme d'études prévu (ou officiel), ni par les besoins des apprenants, ni par un programme de tests linguistiques. Au contraire, l'EST a été façonnée de la base vers le haut, à travers ce que Cuban appelle la "couche enseignée", par les efforts d'une "splendide cohorte de spécialistes en linguistique appliquée" (Swales 2013), dont le travail continue d'influencer l'ESP à ce jour. Parmi ces pionniers de l'EST figurent Tim Johns, Tony Dudley-Evans, John Swales lui-même, et John Ewer, salué comme "le père de la formation des enseignants en ESP" (Howard & Brown 1997). Cette conférence examine leurs innovations en termes a) de développement de matériel, y compris des ressources pédagogiques adaptées ainsi que des manuels scolaires ; b) de pratique en classe, en particulier l'enseignement en équipe avec des spécialistes du contenu et des langues, et c) de formation des enseignants, en considérant les questions de développement professionnel au sens large. Ces premiers enseignants et chercheurs en ESP ont développé un certain nombre de stratégies révolutionnaires pour combler le fossé entre les cultures littéraires et scientifiques, tout en évitant la présomption de l'enseignant de langues qui, en tant qu' "expert en communication" et "avec une connaissance limitée de la matière", se présenterait comme "un expert sur la façon dont la matière devrait être enseignée, et même sur ce que devrait être cette matière " (Johns & Dudley-Evans, 1980). Je conclus en comparant cet âge d'or avec notre contexte contemporain, afin d'examiner comment l'héritage de nos précurseurs peut éclairer l'enseignement de l'ESP dans les universités d'aujourd'hui.

 

Conférence de Roger POUIVET

 

Roger POUIVET

Professeur à l’Université de Lorraine

Institut Universitaire de France

Roger.Pouivet@univ-lorraine.fr

 

Scientifiques et littéraires parlent-ils le même langage ?

 

 

 

Les systèmes scolaires et universitaires trient souvent les élèves et les étudiants en littéraires et scientifiques. Ce tri se fait selon deux séries parallèles et opposées :

 

              Rationnel                        Sensible

              Argumentatif                Intuitif                            

              Scientifique                   Artistique

              Logique                           Imaginaire                     

              Connaissance               Poésie

              Intelligence                   Émotion

              Rigueur                           Finesse

              Idée                                  Image 

Vérité                              Beauté

Objectivité                     Subjectivité

Explication                   Narration

Réalité                             Fiction

Épistémologie              Esthétique

 

Les élèves et les étudiants seraient d’un côté ou de l’autre. Il y aurait ainsi des littéraires et des scientifiques comme il y a des chiens et des chats, du sucre et du sel, des montagnes et des vallées, des ronds et des carrés, du cru et du cuit ! Bachelard disait que « les axes de la science et de la poésie sont d’abord inverses »[1]. Il expliquait que dans le champ de la science, les images, mixtes de représentation et d’affect, seraient des obstacles pour la constitution d’une connaissance objective. Bachelard affirmait aussi que l’image poétique est irréductible aux concepts. C’est le jour et la nuit, deux mondes ou deux cultures.

 

Certains matheux taquinent la muse poétique et certains romanciers sont passés par l’École Polytechnique ; certains esprits hésitent entre les deux mondes ou migrent de l’un à l’autre. Y a-t-il un entre-deux ? On parle parfois d’une poétique de la science ou d’imagination scientifique[2]. On pourrait aussi remarquer que la versification a certaines lois – et qu’elles sont strictes. Mon professeur de latin, quand j’étais en classe de seconde, disait : « C’est comme des maths, mais en plus rigoureux ! ». Disons qu’il existe des esprits hybrides : ils se sentent partout chez eux, dans la poésie et dans la science. Il y a aussi des transfuges : ils entendent faire de la littérature avec méthode ou de la science avec le cœur. La distinction évoquée n’en resterait pas moins impérieuse dn correspondant à des catégories d’esprit ; certains suggèrent qu’elle est un fait psychologique indéniable. Ce serait la raison pour laquelle l’institution scolaire et académique ne saurait l’ignorer. Les esprits conciliants prétendent que les deux catégories se chevauchent, échangent entre elles, profitent l’une de l’autre. Mais concilier n’est pas confondre.

 

Ce thème des deux cultures prit un tour assez vif, en 1959, dans la célèbre conférence de C.P. Snow : « Les deux cultures ». Pour lui, littéraires et scientifiques ont fort peu en commun « sur le plan intellectuel, moral et psychologique ». Snow avait, disait-il, « le sentiment d’osciller entre deux groupes humains […] entre lesquels toute communication est pratiquement coupée »[3]. Il identifiait en gros les littéraires à ce que nous appelons les « intellectuels » ; entre ces derniers et les physiciens il y aurait une incompréhension mutuelle, parfois teintée d’hostilité et d’antipathie. Pour Snow, les scientifiques ont l’avenir pour eux, parce que leur pensée porte sur la vraie réalité et non seulement sur des idées. Cette culture des choses concrètes et techniques fait défaut aux littéraires. Les intellectuels littéraires sont des « luddites », pour reprendre le terme de Snow – nous dirions aujourd’hui des « technophobes ». Snow revendiquait l’existence d’une autre culture que littéraire et artistique, une culture scientifique et technique, dont il avait l’impression que l’université anglaise de son époque déniait l’existence.

 

Snow parle aussi, brièvement, de certains sociologues de ses amis, « non scientifiques », mais en phase avec la réalité concrète. Ils lui ont dit, explique-t-il, ne pas souhaiter être mis dans le même sac culturel que les intellectuels littéraires. Dans son « Supplément aux deux cultures », en 1963[4], Snow envisage l’existence d’une troisième culture, celle de ce que nous appelons aujourd’hui le « Sciences Humaines et Sociales ». Pour certains, ces nouvelles sciences doivent aligner leur méthode sur celle des sciences physiques ; pour d’autres, elles seraient différentes et originales, avec leurs propres normes de scientificité. Quoi qu’il en soit, l’irruption de ces sciences humaines et sociales conduit moins à contester l’opposition entre littéraires et scientifiques qu’à démultiplier les horizons des sciences ; elles pourraient avoir d’autres objets et d’autres projets que ceux des sciences physiques ; elles se développeraient au sujet d’autres réalités. Il serait intéressant de réfléchir au développement de cette troisième culture, celle des « SHS », comme on dit en France. Mais mon propos ici sera différent. Plutôt que de m’interroger sur une troisième culture, je me demande s’il y en a ne serait-ce que deux ; et surtout s’il y a deux sortes d’esprits, les littéraires et les scientifiques. C’est cette distinction que je vais sinon rejeter complètement, du moins sérieusement amender.

 

Pour ce faire, j’emprunte à Nelson Goodman certains éléments de sa « théorie des symboles ». Les symboles, qu’ils soient linguistiques, picturaux ou même gestuels, sont compris ici comme des choses physiques grâce auxquelles on fait référence. Mais à quoi ? À bien des choses, elles-mêmes physiques ou non.

 

Par exemple le terme « âne », en français, fait référence à des animaux d’une certaine sorte. Le mot « mot » en français fait référence à quelque chose que le mot désigne, y compris lui-même. Une image d’un âne fait référence, mais pas forcément à un âne ; elle peut faire faire référence à une image, ou par exemple à « gris », si l’âne sur l’image est gris.  Il est maintenant important d’ajouter que les symboles, en référant, peuvent dénoter ou exemplifier. Cette distinction est centrale dans ce que je veux montrer.

 

Pour faire référence à un animal qui braie et mange du picotin, le terme « âme » le dénote. Il peut dénoter tel animal (un âne qui s’appellerait Martin, par exemple) ou l’animal âne en général, disons tous les ânes passés, présents et même futurs. De même, une photographie d’un âne dénote cet âne, voire elle dénote, comme dans un dictionnaire illustré, tous les ânes ou l’espèce âne.

 

Imaginons qu’un étudiant étranger demande à son professeur de français ce que veut dire « âne ». Plutôt que de donner une définition, le professeur peut lui montrer un âne, « en vrai », ou plus probablement il lui montrera une photographie d’un âne, voire un dessin représentant un âne. Il peut aussi mimer l’âne, en brayant. Dans cette situation ce que le professeur montre, un vrai âne ou une image d’âne, voire ce qu’il imite, exemplifie le terme « âne ». L’âne réel ou l’âne sur la photographie, et le professeur lui-même s’il simule un âne, fonctionnent alors en tant que symbole. Le symbole fait ainsi référence à ce qui le dénote.

 

L’âne réel, l’âne représenté ou le professeur brayant fait référence au terme « âne », tout en étant une instance, réelle, dépictive (dans le cas d’une image) ou fictionnelle (dans le cas de l’imitation), de ce que ce terme dénote. Ils font référence en étant des exemplaires, réels, dépictifs ou fictifs, de ce qu’ils exemplifient. Quand quelque chose fait référence à ce qui le dénote, en est un exemplaire destiné à manifester des caractéristiques qu’il possède, c’est un échantillon. Un échantillon de la laine « Bergère de France, bleu dur, 50% acrylique, 50% mohair » manifeste cette propriété d’être de cette laine-là tout en étant dénoté par la propriété « être la laine Bergère de France, Bleu dur, 50% acrylique, 50% mohair ».

 

Dans la dénotation on va ainsi d’un symbole à ce à quoi il réfère ; dans l’exemplification on va de ce à quoi il est fait référence au symbole qui s’applique à elle.         

                           

 

 

    « ÂNE »

Dénotation ↓                  ↑Exemplification

Âne De Dessin Animé | Vecteur Premium

 

 

 

En simplifiant, nous pourrions dire la dénotation va de la description linguistique vers la réalité, alors que l’exemplification de la réalité vers une description linguistique. Mais justement, cette simplification risque d’être trompeuse – il convient d’être méfiant. Car voici maintenant comment un partisan de la thèse des deux sortes d’esprits et des deux cultures, pourrait je crois mal comprendre ce qui vient d’être dit. Il dira :

 

« Oui, cette distinction qui vient d’être faite entre dénotation et exemplification est très juste. Dans la science, le langage sert à représenter la réalité telle qu’elle est. Le physicien et le sociologue peuvent se tromper, bien sûr. Alors les choses ne sont pas ce qu’ils disent ou comme ils le disent. Leurs descriptions n’en sont pas moins toujours orientées vers la réalité. C’est cela la culture et l’esprit scientifique – ce dont parle Bachelard. En revanche, si un professeur de langue montre un âne et énonce le terme « âne », il ne cherche pas à décrire correctement un âne. Montrer une image d’âne et dire en même temps le mot « âne » ne nous apprend rien sur un âne ou sur ce qu’est un âne. On fait cela uniquement pour enseigner la signification d’un mot, pour enseigner une langue, plus généralement. C’est comme avec un enfant. On lui dit en montrant une balle que c’en est une. Ce n’est pas la réalité qui compte, c’est le langage. Le littéraire ou l’intellectuel, disons celui qui n’a pas l’esprit scientifique, fait comme le professeur de langue, mais à une plus grande échelle. Il s’intéresse au langage plutôt qu’à la réalité. C’est aussi ce que font le poètes, les traducteurs, les romanciers, et en général les intellectuels. C’est pourquoi ils ont tant de mal à assimiler une culture dans laquelle, comme le disait Snow, il s’agit de décrire correctement la réalité et de se donner ainsi le moyen de la transformer. La culture littéraire est plutôt un amour du langage – et les littéraires ont tendance à croire que c’est la seule culture. C’est leur tempérament, hélas. » 

 

Résumons cette thèse : la culture et l’esprit scientifiques font un usage dénotationnel du langage alors que la culture et l’esprit littéraires en font un usage exemplificationnel. Toutefois, on peut douter qu’elle soit correcte. Une référence peut aussi être exemplificationnelle – nous pouvons mieux décrire et comprendre la réalité par une exemplification que par une dénotation. Si c’est le cas, il n’y a pas deux sortes d’esprits et deux cultures : l’une pour la connaissance, la vérité et le sérieux intellectuel ; l’autre pour la sensibilité, la poésie, l’imagination et le jeu avec les idées. Je ne dirais pas que la distinction entre langage scientifique et langage littéraire est intenable. Mais elle doit être maniée avec beaucoup de précaution.

 

L’erreur est de croire que la distinction entre dénotation et exemplification concerne deux cultures, comme le prétendait Snow, deux formes d’esprits, comme le suggère Bachelard. Il s’agit plutôt de deux usages des symboles et du langage. Ces deux usages supposent les mêmes compétences. Quelqu’un ne sachant faire qu’un usage dénotationnel ou qu’un usage exemplificationnel du langage souffrirait d’hémiplégie symbolique. Il serait comme celui qui ne saurait que marcher dans les rues en pente pour les descendre, mais jamais pour les remonter. Sauf curieux handicap de cette sorte, la même personne fait les deux, descendre et monter la rue, selon ses besoins et ses désirs. (Il n’y a pas une culture de la descente des rues en pente et une culture de la montée des mêmes rues ; il n’y a pas des esprits qui toujours descendent et d’autres qui toujours montent.)

 

Toutefois, il serait possible de faire cette objection. L’usage des symboles n’est pas une activité physique, comme celle de marcher ; c’est une activité mentale ou intellectuelle. C’est la raison pour laquelle il pourrait y avoir deux sortes d’esprits et deux cultures, à la différence de corps descendant les rues et d’autres corps qui les remontent. Réponse. Je ne vais pas me mettre à discuter maintenant le problème philosophique du rapport entre l’esprit et le corps ; ce serait long et ennuyeux. Ce qui importe dans l’analogie est que l’exercice de certaines de nos activités physiques ou intellectuelles suppose la maîtrise d’usages différents d’une unique disposition. Dans les deux cas, il marche. Celui qui fait un usage dénotationnel du langage peut aussi bien en faire un usage exemplificationnel, ou l’inverse ; et il peut sans doute articuler les deux pour comprendre quelque chose. Une allusion peut être comprise ainsi : A dénote C qui exemplifie B. Par exemple :

 

                            « A »                                               « B »

↘︎                       

                                                        C

                                                                                    

 

« Gothique » dénote une cathédrale qui exemplifie quoi que ce soit d’élancé et de structuré.

 

Ce qui m’importe est que les deux usages, dénotation et exemplification, trouvent leur source dans une seule et même compétence, celle de mettre en relation des symboles. C’est pourquoi il n’y a pas deux esprits, l’un qui dénote, l’autre qui exemplifie ; il n’y a pas deux cultures, l’une de la dénotation, l’autre de l’exemplification. Il y a une seule capacité symbolique, consistant à faire référence de multiples façons ; elle permet de comprendre la réalité dans et par la maîtrise de systèmes complexes de référence. Le langage verbal est un système de cette sorte ; il en est en quelque sorte le paradigme.

 

Non pas qu’il conviendrait de se passer complètement de différences proposées dans les deux séries d’oppositions signalées au début, de ne plus faire de différence entre rationnel et sensible, l’intuitif et l’argumentatif, la réalité et la fiction, etc. Il ne s’agit pas non plus de contester la différence entre science et littérature. Mais ces différences ne consistent pas à distinguer deux cultures ou deux types d’esprits ; et elles ne recoupent ces distinctions-là. Les systèmes scolaires et universitaires, en supposant des distinctions entre cultures ou entre esprits – la plupart du temps de façon implicite, comme des préjugés – font appel à de faux clivages.

 

Tout d’abord, l’exemplification ne se fait pas toujours vers un symbole verbal, comme dans le cas où une image d’âne exemplifie le prédicat « être un âne ». Un danseur peut montrer un mouvement qu’il ne pourrait pas décrire. Et généralement, la relation d’exemplification nous permet de signifier ce que justement nous ne saurions pas énoncer verbalement. Un romancier peut décrire un personnage et son comportement en tant qu’il exemplifie quelque chose – et c’est alors justement qu’on ne pourrait pas, sans passer par l’exemplification, décrire ce qui est manifesté. On peut en conclure que l’exemplification ne nous écarte pas de la réalité en ne concernant que le langage. Elle nous sert à faire référence sans dénoter ni dépeindre. Nous ne pouvons donc pas dire qu’il existe un usage dénotationnel servant à décrire correctement la réalité – comme dans les sciences – et un usage exemplificationnel sans prise sur la réalité.

 

Remarquons aussi que la compétence à l’œuvre dans l’identification de ce qu’une chose exemplifie n’est pas moins rationnelle qu’une identification par dénotation. Il n’est pas plus rationnel d’étiqueter une chose en partant d’un mot que de montrer une chose pour signifier comment l’utiliser, en servant alors de cette chose comme d’un échantillon. Choisir de quelle couleur on va peindre un mur en utilisant un échéancier de couleurs de peinture suppose d’établir une relation sémiologique entre (a) l’échantillon, (b) la couleur, (c) la désignation de la couleur et (d) le contexte dans lequel elle sera apposée.

 

Pour appréhender ce que la description d’un personnage de roman exemplifie, et donc signifie, il faut être capable d’une interprétation ; elle peut être rigoureuse, précise, sophistiquée ; des qualités généralement appliquées dans l’activité scientifique, et qui conviennent fort bien. Cette interprétation exige des connaissances préalables et appropriées. La sensibilité littéraire ne peut donc pas être définie comme dépourvue d’objectivité et de rigueur ; elle n’est pas une fusion affective non conceptuelle, puisqu’elle consiste plutôt à comprendre ce qu’un texte exemplifie ; elle se fonde sur des relations logiques et sémantiques élaborées dont la justification doit être examinée et appréciée.

 

Pour revenir à ce que disait mon professeur de latin, traduire ce n’est pas passer d’un mot dans une langue à une autre ; c’est plutôt saisir ce qui est exemplifié dans une autre langue à travers une interprétation ; cette interprétation a ses raisons ; elle se justifie, s’explique, se conteste. En ce sens, le « littéraire » qui traduit ne fait pas quelque chose de moins objectif (voire scientifique) que le chimiste ou l’ingénieur. L’édition de textes, au sens que cela a pour les langues anciennes particulièrement, est même exemplaire de la scientificité, en supposant des vertus comme la rigueur, la précision, l’acribie. Les humanistes savants et érudits n’ont en rien à souffrir de la comparaison avec les physiciens ou les sociologues – et c’est seulement un grossier préjugé scientiste qui les fait tenir pour quantité négligeable dans nos institutions de recherche !

 

D’un autre côté, dans l’activité rationnelle et scientifique, l’exemplification joue un rôle constant et majeur. En mathématiques, dériver une fonction, qu’est-ce d’autre que d’exemplifier certaines relations mathématiques ? Le mathématicien fait un choix, qu’il peut justifier, en interprétant une instanciation comme celle de certaines propriétés mathématiques plutôt que d’autres. C’est la raison pour laquelle il est possible d’établir plusieurs preuves d’un même théorème : les preuves exemplifient. Une expérimentation dans un laboratoire exemplifie certaines propriétés recherchées ou analysées d’une relation causale entre des éléments physiques ou chimiques ; elle attire sur eux l’attention et permet de les examiner. Une maladie exemplifie des modèles explicatifs différents ; l’infection d’une personne par un virus exemplifie des modèles épidémiologiques, virologiques, immunologiques, sociologiques, historiques, voire politiques. Bref, dans les sciences, l’exemplification n’est en rien moins importante que la dénotation.

 

Ce n’est pas la rationalité, la rigueur ou l’objectivité, ni une orientation vers la réalité, qui distingue la science de l’art. La culture littéraire et humaniste ne sont nullement dépourvues de rationalité ou pourvues seulement d’une « rationalité » non scientifique, à la différence de ce que suggèrent C.P. Snow ou Gaston Bachelard.

 

Nelson Goodman propose plutôt cette différence :

 

Comparez un fragment d’électrocardiogramme avec un dessin du Mont Fujiyama par Hokusai. Les lignes noires en zigzag sur des fonds blancs peuvent être exactement les mêmes dans les deux cas. Cependant l’un est un diagramme et l’autre une image. Quelle est la différence ? […] Les seuls traits pertinents du diagramme sont l’ordonnée et l’abscisse de chacun des points que traverse le centre de la ligne. L’épaisseur de la ligne, sa couleur et son intensité, la grandeur absolue du diagramme, etc. n’importent pas. […] Cela n’est pas vrai de l’esquisse. Tout empâtement ou affinement de la ligne, sa couleur, son contraste avec le fonds, sa taille, voire les qualités du papier – rien de tout ceci n’est écarté, rien ne peut être ignoré.[5]

 

Dans cet exemple, les mêmes traits sur une feuille fonctionnent symboliquement – en dénotant et en exemplifiant. Quand c’est un diagramme, le nombre de caractéristiques manifestées est amoindri. C’est en faisant référence de façon limitée, et aussi de façon syntaxiquement et sémantiquement articulée, plutôt que dense, qu’une inscription aura un usage scientifique. En revanche, en étant sémantiquement dense (plutôt qu’articulée), en ayant une signification saturée plutôt que restreinte, une inscription, pourtant identique à la précédente, va faire référence de façon multiple, variée, multiforme ; et son interprétation n’écarte rien (ou écarte moins) et ne peut rien ignorer, dit Goodman. C’est ainsi qu’un diagramme peut devenir une estampe. C’est la même inscription, mais le fonctionnement symbolique diffère ; les compétences à mettre en jeu aussi.

 

Il n’est pourtant pas vrai que la science fonctionne toujours par restriction symbolique. Une analyse de sang, par exemple, multiplie le nombre de caractéristiques significatives si elle est comparée à une simple photographie du même sang prélevé. Cependant, elle reste syntaxiquement et sémantiquement articulée plutôt que dense. Quoi qu’il en soit nous avons dans les deux cas, celui d’un usage esthétique ou celui d’un usage scientifique, à mettre en place des relations symboliques complexes, exigeant des connaissances, des compétences, de la réflexion, voire rigueur, précision et minutie.

 

Voici un autre exemple, s’agissant d’un texte. Au début d’Eugénie Grandet, de Balzac, la description des rues de Saumur a une fonction littéraire – cette description fonctionne symboliquement. Mais elle fait aussi connaître l’état d’une ville de Province à cette époque ; elle peut servir dans une enquête de sociologie urbaine historique. Les deux fonctions, littéraire et scientifique, ne s’opposent évidemment pas. Certains diront que ce sont deux approches différentes de la même chose, qu’elles se complètent. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas deux descriptions, mais une seule, et deux usages différents. Il n’y a pas deux cultures, ni deux formes d’esprits, mais une compétence symbolique suffisamment variée et complexe pour parvenir à la compréhension de la réalité.  Celui qui verrait dans le dessin d’Hokusai un diagramme n’en aurait simplement pas un usage approprié ; ce ne serait pas mieux si quelqu’un regardait un diagramme comme une esquisse. De la même façon, un même texte peut fonctionner de plusieurs façons. Il importe de comprendre comment et pourquoi il est préférable de le faire fonctionner d’une façon ou d’une autre.

 

Ce qui est caractéristique de la science est une capacité d’utiliser les symboles de façon différenciée (avec des échelles de mesure) et atténuée (en différenciant ce qui constitue une différence significative), plutôt que dense (par une appréciation dès lors intuitive) et saturée (sans limiter ce qui peut constituer une différence significative). Ce que nous appelons la sensibilité ou l’imaginaire correspond aussi à des caractéristiques sémantiques et syntaxiques des systèmes symboliques et du langage. Elles ne sont en rien moins rationnelles que les précédentes à l’œuvre dans la science. Sauf à être intellectuellement hémiplégique, sans doute convient-il d’user des deux pour une compréhension de la réalité. Peut-être était-ce ce que C.P. Snow voulait dire, et il n’aurait alors pas tort. Mais Snow était-il bien inspiré de parler en termes de cultures ?

 

Pour finir, je vais appliquer, de façon très directe, ce que je viens de dire à ce qui vous préoccupe. En espérant ne pas mettre les pieds dans le plat. La discussion nous le dira !

 

Si ce que j’ai dit est correct, l’enseignement des langues ne peut négliger les différents usages que nous en faisons. L’idée de langue de spécialité correspondrait à la multiplicité d’usages d’une langue. Elle ne peut être cantonnée à son usage littéraire. D’un autre côté, une langue de spécialité porte sur l’usage d’une langue, mais pas sur une langue à part.  Comme la même image est parfois un diagramme et une autre fois une estampe, selon des fonctionnements symboliques distincts, la même langue a différents usages. Ce n’est pas une différence entre deux systèmes symboliques – comme un système linguistique et une autre pictural, ou un usage analogique et un système numérique (ou digital). C’est un seul système symbolique aux fonctionnements variés. Un texte dont la fonction est scientifique n’est pas dans une autre langue qu’un texte dont la fonction est littéraire. Dès lors, celui qui enseigne une langue enseigne la même chose dans les deux cas ; mais certes il y a bien deux usages de la même langue.

 

Si ce que je dis est correct, il n’y a pas plus d’« anglais scientifique » ou d’ « anglais économique » ou « d’anglais littéraire », qu’une image n’est un diagramme indépendamment de l’usage qu’on en fait et de compétences mises en œuvres dans l’usage d’un système symbolique. Les enseignements d’usages et de compétences différents peuvent certes être différents ! Mais il s’agit alors d’une différence sans distinction radicale ! Pour répondre à la question initiale : je crois avoir donné des raisons de penser que scientifiques et littéraires parlent le même langage.

 

 

 

 

 



[1] Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris : Gallimard, « Folio Essais », 1949 [1938], p. 12.

[2] Voir Gérard Holton, L’imagination scientifique, Paris : Gallimard, 1981.

[3] C.P. Snow, Les deux cultures, Éd. Pauvert, Paris, 1968, p. 13.

[4] Oublié à la suite de l’article initial dans la traduction française citée ci-dessus.

[5] Nelson Goodman, Langages de l’art, J. Nîmes : Édition J. Chambon, 1990 [1968], p. 273. 

 

Roger POUIVET

Professeur à l’Université de Lorraine

Institut Universitaire de France

Roger.Pouivet@univ-lorraine.fr

 

Scientifiques et littéraires parlent-ils le même langage ?

 

 

 

Les systèmes scolaires et universitaires trient souvent les élèves et les étudiants en littéraires et scientifiques. Ce tri se fait selon deux séries parallèles et opposées :

 

              Rationnel                        Sensible

              Argumentatif                Intuitif                            

              Scientifique                   Artistique

              Logique                           Imaginaire                     

              Connaissance               Poésie

              Intelligence                   Émotion

              Rigueur                           Finesse

              Idée                                  Image 

Vérité                              Beauté

Objectivité                     Subjectivité

Explication                   Narration

Réalité                             Fiction

Épistémologie              Esthétique

 

Les élèves et les étudiants seraient d’un côté ou de l’autre. Il y aurait ainsi des littéraires et des scientifiques comme il y a des chiens et des chats, du sucre et du sel, des montagnes et des vallées, des ronds et des carrés, du cru et du cuit ! Bachelard disait que « les axes de la science et de la poésie sont d’abord inverses »[1]. Il expliquait que dans le champ de la science, les images, mixtes de représentation et d’affect, seraient des obstacles pour la constitution d’une connaissance objective. Bachelard affirmait aussi que l’image poétique est irréductible aux concepts. C’est le jour et la nuit, deux mondes ou deux cultures.

 

Certains matheux taquinent la muse poétique et certains romanciers sont passés par l’École Polytechnique ; certains esprits hésitent entre les deux mondes ou migrent de l’un à l’autre. Y a-t-il un entre-deux ? On parle parfois d’une poétique de la science ou d’imagination scientifique[2]. On pourrait aussi remarquer que la versification a certaines lois – et qu’elles sont strictes. Mon professeur de latin, quand j’étais en classe de seconde, disait : « C’est comme des maths, mais en plus rigoureux ! ». Disons qu’il existe des esprits hybrides : ils se sentent partout chez eux, dans la poésie et dans la science. Il y a aussi des transfuges : ils entendent faire de la littérature avec méthode ou de la science avec le cœur. La distinction évoquée n’en resterait pas moins impérieuse dn correspondant à des catégories d’esprit ; certains suggèrent qu’elle est un fait psychologique indéniable. Ce serait la raison pour laquelle l’institution scolaire et académique ne saurait l’ignorer. Les esprits conciliants prétendent que les deux catégories se chevauchent, échangent entre elles, profitent l’une de l’autre. Mais concilier n’est pas confondre.

 

Ce thème des deux cultures prit un tour assez vif, en 1959, dans la célèbre conférence de C.P. Snow : « Les deux cultures ». Pour lui, littéraires et scientifiques ont fort peu en commun « sur le plan intellectuel, moral et psychologique ». Snow avait, disait-il, « le sentiment d’osciller entre deux groupes humains […] entre lesquels toute communication est pratiquement coupée »[3]. Il identifiait en gros les littéraires à ce que nous appelons les « intellectuels » ; entre ces derniers et les physiciens il y aurait une incompréhension mutuelle, parfois teintée d’hostilité et d’antipathie. Pour Snow, les scientifiques ont l’avenir pour eux, parce que leur pensée porte sur la vraie réalité et non seulement sur des idées. Cette culture des choses concrètes et techniques fait défaut aux littéraires. Les intellectuels littéraires sont des « luddites », pour reprendre le terme de Snow – nous dirions aujourd’hui des « technophobes ». Snow revendiquait l’existence d’une autre culture que littéraire et artistique, une culture scientifique et technique, dont il avait l’impression que l’université anglaise de son époque déniait l’existence.

 

Snow parle aussi, brièvement, de certains sociologues de ses amis, « non scientifiques », mais en phase avec la réalité concrète. Ils lui ont dit, explique-t-il, ne pas souhaiter être mis dans le même sac culturel que les intellectuels littéraires. Dans son « Supplément aux deux cultures », en 1963[4], Snow envisage l’existence d’une troisième culture, celle de ce que nous appelons aujourd’hui le « Sciences Humaines et Sociales ». Pour certains, ces nouvelles sciences doivent aligner leur méthode sur celle des sciences physiques ; pour d’autres, elles seraient différentes et originales, avec leurs propres normes de scientificité. Quoi qu’il en soit, l’irruption de ces sciences humaines et sociales conduit moins à contester l’opposition entre littéraires et scientifiques qu’à démultiplier les horizons des sciences ; elles pourraient avoir d’autres objets et d’autres projets que ceux des sciences physiques ; elles se développeraient au sujet d’autres réalités. Il serait intéressant de réfléchir au développement de cette troisième culture, celle des « SHS », comme on dit en France. Mais mon propos ici sera différent. Plutôt que de m’interroger sur une troisième culture, je me demande s’il y en a ne serait-ce que deux ; et surtout s’il y a deux sortes d’esprits, les littéraires et les scientifiques. C’est cette distinction que je vais sinon rejeter complètement, du moins sérieusement amender.

 

Pour ce faire, j’emprunte à Nelson Goodman certains éléments de sa « théorie des symboles ». Les symboles, qu’ils soient linguistiques, picturaux ou même gestuels, sont compris ici comme des choses physiques grâce auxquelles on fait référence. Mais à quoi ? À bien des choses, elles-mêmes physiques ou non.

 

Par exemple le terme « âne », en français, fait référence à des animaux d’une certaine sorte. Le mot « mot » en français fait référence à quelque chose que le mot désigne, y compris lui-même. Une image d’un âne fait référence, mais pas forcément à un âne ; elle peut faire faire référence à une image, ou par exemple à « gris », si l’âne sur l’image est gris.  Il est maintenant important d’ajouter que les symboles, en référant, peuvent dénoter ou exemplifier. Cette distinction est centrale dans ce que je veux montrer.

 

Pour faire référence à un animal qui braie et mange du picotin, le terme « âme » le dénote. Il peut dénoter tel animal (un âne qui s’appellerait Martin, par exemple) ou l’animal âne en général, disons tous les ânes passés, présents et même futurs. De même, une photographie d’un âne dénote cet âne, voire elle dénote, comme dans un dictionnaire illustré, tous les ânes ou l’espèce âne.

 

Imaginons qu’un étudiant étranger demande à son professeur de français ce que veut dire « âne ». Plutôt que de donner une définition, le professeur peut lui montrer un âne, « en vrai », ou plus probablement il lui montrera une photographie d’un âne, voire un dessin représentant un âne. Il peut aussi mimer l’âne, en brayant. Dans cette situation ce que le professeur montre, un vrai âne ou une image d’âne, voire ce qu’il imite, exemplifie le terme « âne ». L’âne réel ou l’âne sur la photographie, et le professeur lui-même s’il simule un âne, fonctionnent alors en tant que symbole. Le symbole fait ainsi référence à ce qui le dénote.

 

L’âne réel, l’âne représenté ou le professeur brayant fait référence au terme « âne », tout en étant une instance, réelle, dépictive (dans le cas d’une image) ou fictionnelle (dans le cas de l’imitation), de ce que ce terme dénote. Ils font référence en étant des exemplaires, réels, dépictifs ou fictifs, de ce qu’ils exemplifient. Quand quelque chose fait référence à ce qui le dénote, en est un exemplaire destiné à manifester des caractéristiques qu’il possède, c’est un échantillon. Un échantillon de la laine « Bergère de France, bleu dur, 50% acrylique, 50% mohair » manifeste cette propriété d’être de cette laine-là tout en étant dénoté par la propriété « être la laine Bergère de France, Bleu dur, 50% acrylique, 50% mohair ».

 

Dans la dénotation on va ainsi d’un symbole à ce à quoi il réfère ; dans l’exemplification on va de ce à quoi il est fait référence au symbole qui s’applique à elle.         

                           

 

 

    « ÂNE »

Dénotation ↓                  ↑Exemplification

Âne De Dessin Animé | Vecteur Premium

 

 

 

En simplifiant, nous pourrions dire la dénotation va de la description linguistique vers la réalité, alors que l’exemplification de la réalité vers une description linguistique. Mais justement, cette simplification risque d’être trompeuse – il convient d’être méfiant. Car voici maintenant comment un partisan de la thèse des deux sortes d’esprits et des deux cultures, pourrait je crois mal comprendre ce qui vient d’être dit. Il dira :

 

« Oui, cette distinction qui vient d’être faite entre dénotation et exemplification est très juste. Dans la science, le langage sert à représenter la réalité telle qu’elle est. Le physicien et le sociologue peuvent se tromper, bien sûr. Alors les choses ne sont pas ce qu’ils disent ou comme ils le disent. Leurs descriptions n’en sont pas moins toujours orientées vers la réalité. C’est cela la culture et l’esprit scientifique – ce dont parle Bachelard. En revanche, si un professeur de langue montre un âne et énonce le terme « âne », il ne cherche pas à décrire correctement un âne. Montrer une image d’âne et dire en même temps le mot « âne » ne nous apprend rien sur un âne ou sur ce qu’est un âne. On fait cela uniquement pour enseigner la signification d’un mot, pour enseigner une langue, plus généralement. C’est comme avec un enfant. On lui dit en montrant une balle que c’en est une. Ce n’est pas la réalité qui compte, c’est le langage. Le littéraire ou l’intellectuel, disons celui qui n’a pas l’esprit scientifique, fait comme le professeur de langue, mais à une plus grande échelle. Il s’intéresse au langage plutôt qu’à la réalité. C’est aussi ce que font le poètes, les traducteurs, les romanciers, et en général les intellectuels. C’est pourquoi ils ont tant de mal à assimiler une culture dans laquelle, comme le disait Snow, il s’agit de décrire correctement la réalité et de se donner ainsi le moyen de la transformer. La culture littéraire est plutôt un amour du langage – et les littéraires ont tendance à croire que c’est la seule culture. C’est leur tempérament, hélas. » 

 

Résumons cette thèse : la culture et l’esprit scientifiques font un usage dénotationnel du langage alors que la culture et l’esprit littéraires en font un usage exemplificationnel. Toutefois, on peut douter qu’elle soit correcte. Une référence peut aussi être exemplificationnelle – nous pouvons mieux décrire et comprendre la réalité par une exemplification que par une dénotation. Si c’est le cas, il n’y a pas deux sortes d’esprits et deux cultures : l’une pour la connaissance, la vérité et le sérieux intellectuel ; l’autre pour la sensibilité, la poésie, l’imagination et le jeu avec les idées. Je ne dirais pas que la distinction entre langage scientifique et langage littéraire est intenable. Mais elle doit être maniée avec beaucoup de précaution.

 

L’erreur est de croire que la distinction entre dénotation et exemplification concerne deux cultures, comme le prétendait Snow, deux formes d’esprits, comme le suggère Bachelard. Il s’agit plutôt de deux usages des symboles et du langage. Ces deux usages supposent les mêmes compétences. Quelqu’un ne sachant faire qu’un usage dénotationnel ou qu’un usage exemplificationnel du langage souffrirait d’hémiplégie symbolique. Il serait comme celui qui ne saurait que marcher dans les rues en pente pour les descendre, mais jamais pour les remonter. Sauf curieux handicap de cette sorte, la même personne fait les deux, descendre et monter la rue, selon ses besoins et ses désirs. (Il n’y a pas une culture de la descente des rues en pente et une culture de la montée des mêmes rues ; il n’y a pas des esprits qui toujours descendent et d’autres qui toujours montent.)

 

Toutefois, il serait possible de faire cette objection. L’usage des symboles n’est pas une activité physique, comme celle de marcher ; c’est une activité mentale ou intellectuelle. C’est la raison pour laquelle il pourrait y avoir deux sortes d’esprits et deux cultures, à la différence de corps descendant les rues et d’autres corps qui les remontent. Réponse. Je ne vais pas me mettre à discuter maintenant le problème philosophique du rapport entre l’esprit et le corps ; ce serait long et ennuyeux. Ce qui importe dans l’analogie est que l’exercice de certaines de nos activités physiques ou intellectuelles suppose la maîtrise d’usages différents d’une unique disposition. Dans les deux cas, il marche. Celui qui fait un usage dénotationnel du langage peut aussi bien en faire un usage exemplificationnel, ou l’inverse ; et il peut sans doute articuler les deux pour comprendre quelque chose. Une allusion peut être comprise ainsi : A dénote C qui exemplifie B. Par exemple :

 

                            « A »                                               « B »

↘︎                       

                                                        C

                                                                                    

 

« Gothique » dénote une cathédrale qui exemplifie quoi que ce soit d’élancé et de structuré.

 

Ce qui m’importe est que les deux usages, dénotation et exemplification, trouvent leur source dans une seule et même compétence, celle de mettre en relation des symboles. C’est pourquoi il n’y a pas deux esprits, l’un qui dénote, l’autre qui exemplifie ; il n’y a pas deux cultures, l’une de la dénotation, l’autre de l’exemplification. Il y a une seule capacité symbolique, consistant à faire référence de multiples façons ; elle permet de comprendre la réalité dans et par la maîtrise de systèmes complexes de référence. Le langage verbal est un système de cette sorte ; il en est en quelque sorte le paradigme.

 

Non pas qu’il conviendrait de se passer complètement de différences proposées dans les deux séries d’oppositions signalées au début, de ne plus faire de différence entre rationnel et sensible, l’intuitif et l’argumentatif, la réalité et la fiction, etc. Il ne s’agit pas non plus de contester la différence entre science et littérature. Mais ces différences ne consistent pas à distinguer deux cultures ou deux types d’esprits ; et elles ne recoupent ces distinctions-là. Les systèmes scolaires et universitaires, en supposant des distinctions entre cultures ou entre esprits – la plupart du temps de façon implicite, comme des préjugés – font appel à de faux clivages.

 

Tout d’abord, l’exemplification ne se fait pas toujours vers un symbole verbal, comme dans le cas où une image d’âne exemplifie le prédicat « être un âne ». Un danseur peut montrer un mouvement qu’il ne pourrait pas décrire. Et généralement, la relation d’exemplification nous permet de signifier ce que justement nous ne saurions pas énoncer verbalement. Un romancier peut décrire un personnage et son comportement en tant qu’il exemplifie quelque chose – et c’est alors justement qu’on ne pourrait pas, sans passer par l’exemplification, décrire ce qui est manifesté. On peut en conclure que l’exemplification ne nous écarte pas de la réalité en ne concernant que le langage. Elle nous sert à faire référence sans dénoter ni dépeindre. Nous ne pouvons donc pas dire qu’il existe un usage dénotationnel servant à décrire correctement la réalité – comme dans les sciences – et un usage exemplificationnel sans prise sur la réalité.

 

Remarquons aussi que la compétence à l’œuvre dans l’identification de ce qu’une chose exemplifie n’est pas moins rationnelle qu’une identification par dénotation. Il n’est pas plus rationnel d’étiqueter une chose en partant d’un mot que de montrer une chose pour signifier comment l’utiliser, en servant alors de cette chose comme d’un échantillon. Choisir de quelle couleur on va peindre un mur en utilisant un échéancier de couleurs de peinture suppose d’établir une relation sémiologique entre (a) l’échantillon, (b) la couleur, (c) la désignation de la couleur et (d) le contexte dans lequel elle sera apposée.

 

Pour appréhender ce que la description d’un personnage de roman exemplifie, et donc signifie, il faut être capable d’une interprétation ; elle peut être rigoureuse, précise, sophistiquée ; des qualités généralement appliquées dans l’activité scientifique, et qui conviennent fort bien. Cette interprétation exige des connaissances préalables et appropriées. La sensibilité littéraire ne peut donc pas être définie comme dépourvue d’objectivité et de rigueur ; elle n’est pas une fusion affective non conceptuelle, puisqu’elle consiste plutôt à comprendre ce qu’un texte exemplifie ; elle se fonde sur des relations logiques et sémantiques élaborées dont la justification doit être examinée et appréciée.

 

Pour revenir à ce que disait mon professeur de latin, traduire ce n’est pas passer d’un mot dans une langue à une autre ; c’est plutôt saisir ce qui est exemplifié dans une autre langue à travers une interprétation ; cette interprétation a ses raisons ; elle se justifie, s’explique, se conteste. En ce sens, le « littéraire » qui traduit ne fait pas quelque chose de moins objectif (voire scientifique) que le chimiste ou l’ingénieur. L’édition de textes, au sens que cela a pour les langues anciennes particulièrement, est même exemplaire de la scientificité, en supposant des vertus comme la rigueur, la précision, l’acribie. Les humanistes savants et érudits n’ont en rien à souffrir de la comparaison avec les physiciens ou les sociologues – et c’est seulement un grossier préjugé scientiste qui les fait tenir pour quantité négligeable dans nos institutions de recherche !

 

D’un autre côté, dans l’activité rationnelle et scientifique, l’exemplification joue un rôle constant et majeur. En mathématiques, dériver une fonction, qu’est-ce d’autre que d’exemplifier certaines relations mathématiques ? Le mathématicien fait un choix, qu’il peut justifier, en interprétant une instanciation comme celle de certaines propriétés mathématiques plutôt que d’autres. C’est la raison pour laquelle il est possible d’établir plusieurs preuves d’un même théorème : les preuves exemplifient. Une expérimentation dans un laboratoire exemplifie certaines propriétés recherchées ou analysées d’une relation causale entre des éléments physiques ou chimiques ; elle attire sur eux l’attention et permet de les examiner. Une maladie exemplifie des modèles explicatifs différents ; l’infection d’une personne par un virus exemplifie des modèles épidémiologiques, virologiques, immunologiques, sociologiques, historiques, voire politiques. Bref, dans les sciences, l’exemplification n’est en rien moins importante que la dénotation.

 

Ce n’est pas la rationalité, la rigueur ou l’objectivité, ni une orientation vers la réalité, qui distingue la science de l’art. La culture littéraire et humaniste ne sont nullement dépourvues de rationalité ou pourvues seulement d’une « rationalité » non scientifique, à la différence de ce que suggèrent C.P. Snow ou Gaston Bachelard.

 

Nelson Goodman propose plutôt cette différence :

 

Comparez un fragment d’électrocardiogramme avec un dessin du Mont Fujiyama par Hokusai. Les lignes noires en zigzag sur des fonds blancs peuvent être exactement les mêmes dans les deux cas. Cependant l’un est un diagramme et l’autre une image. Quelle est la différence ? […] Les seuls traits pertinents du diagramme sont l’ordonnée et l’abscisse de chacun des points que traverse le centre de la ligne. L’épaisseur de la ligne, sa couleur et son intensité, la grandeur absolue du diagramme, etc. n’importent pas. […] Cela n’est pas vrai de l’esquisse. Tout empâtement ou affinement de la ligne, sa couleur, son contraste avec le fonds, sa taille, voire les qualités du papier – rien de tout ceci n’est écarté, rien ne peut être ignoré.[5]

 

Dans cet exemple, les mêmes traits sur une feuille fonctionnent symboliquement – en dénotant et en exemplifiant. Quand c’est un diagramme, le nombre de caractéristiques manifestées est amoindri. C’est en faisant référence de façon limitée, et aussi de façon syntaxiquement et sémantiquement articulée, plutôt que dense, qu’une inscription aura un usage scientifique. En revanche, en étant sémantiquement dense (plutôt qu’articulée), en ayant une signification saturée plutôt que restreinte, une inscription, pourtant identique à la précédente, va faire référence de façon multiple, variée, multiforme ; et son interprétation n’écarte rien (ou écarte moins) et ne peut rien ignorer, dit Goodman. C’est ainsi qu’un diagramme peut devenir une estampe. C’est la même inscription, mais le fonctionnement symbolique diffère ; les compétences à mettre en jeu aussi.

 

Il n’est pourtant pas vrai que la science fonctionne toujours par restriction symbolique. Une analyse de sang, par exemple, multiplie le nombre de caractéristiques significatives si elle est comparée à une simple photographie du même sang prélevé. Cependant, elle reste syntaxiquement et sémantiquement articulée plutôt que dense. Quoi qu’il en soit nous avons dans les deux cas, celui d’un usage esthétique ou celui d’un usage scientifique, à mettre en place des relations symboliques complexes, exigeant des connaissances, des compétences, de la réflexion, voire rigueur, précision et minutie.

 

Voici un autre exemple, s’agissant d’un texte. Au début d’Eugénie Grandet, de Balzac, la description des rues de Saumur a une fonction littéraire – cette description fonctionne symboliquement. Mais elle fait aussi connaître l’état d’une ville de Province à cette époque ; elle peut servir dans une enquête de sociologie urbaine historique. Les deux fonctions, littéraire et scientifique, ne s’opposent évidemment pas. Certains diront que ce sont deux approches différentes de la même chose, qu’elles se complètent. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas deux descriptions, mais une seule, et deux usages différents. Il n’y a pas deux cultures, ni deux formes d’esprits, mais une compétence symbolique suffisamment variée et complexe pour parvenir à la compréhension de la réalité.  Celui qui verrait dans le dessin d’Hokusai un diagramme n’en aurait simplement pas un usage approprié ; ce ne serait pas mieux si quelqu’un regardait un diagramme comme une esquisse. De la même façon, un même texte peut fonctionner de plusieurs façons. Il importe de comprendre comment et pourquoi il est préférable de le faire fonctionner d’une façon ou d’une autre.

 

Ce qui est caractéristique de la science est une capacité d’utiliser les symboles de façon différenciée (avec des échelles de mesure) et atténuée (en différenciant ce qui constitue une différence significative), plutôt que dense (par une appréciation dès lors intuitive) et saturée (sans limiter ce qui peut constituer une différence significative). Ce que nous appelons la sensibilité ou l’imaginaire correspond aussi à des caractéristiques sémantiques et syntaxiques des systèmes symboliques et du langage. Elles ne sont en rien moins rationnelles que les précédentes à l’œuvre dans la science. Sauf à être intellectuellement hémiplégique, sans doute convient-il d’user des deux pour une compréhension de la réalité. Peut-être était-ce ce que C.P. Snow voulait dire, et il n’aurait alors pas tort. Mais Snow était-il bien inspiré de parler en termes de cultures ?

 

Pour finir, je vais appliquer, de façon très directe, ce que je viens de dire à ce qui vous préoccupe. En espérant ne pas mettre les pieds dans le plat. La discussion nous le dira !

 

Si ce que j’ai dit est correct, l’enseignement des langues ne peut négliger les différents usages que nous en faisons. L’idée de langue de spécialité correspondrait à la multiplicité d’usages d’une langue. Elle ne peut être cantonnée à son usage littéraire. D’un autre côté, une langue de spécialité porte sur l’usage d’une langue, mais pas sur une langue à part.  Comme la même image est parfois un diagramme et une autre fois une estampe, selon des fonctionnements symboliques distincts, la même langue a différents usages. Ce n’est pas une différence entre deux systèmes symboliques – comme un système linguistique et une autre pictural, ou un usage analogique et un système numérique (ou digital). C’est un seul système symbolique aux fonctionnements variés. Un texte dont la fonction est scientifique n’est pas dans une autre langue qu’un texte dont la fonction est littéraire. Dès lors, celui qui enseigne une langue enseigne la même chose dans les deux cas ; mais certes il y a bien deux usages de la même langue.

 

Si ce que je dis est correct, il n’y a pas plus d’« anglais scientifique » ou d’ « anglais économique » ou « d’anglais littéraire », qu’une image n’est un diagramme indépendamment de l’usage qu’on en fait et de compétences mises en œuvres dans l’usage d’un système symbolique. Les enseignements d’usages et de compétences différents peuvent certes être différents ! Mais il s’agit alors d’une différence sans distinction radicale ! Pour répondre à la question initiale : je crois avoir donné des raisons de penser que scientifiques et littéraires parlent le même langage.

 

 

 

 



[1] Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris : Gallimard, « Folio Essais », 1949 [1938], p. 12.

[2] Voir Gérard Holton, L’imagination scientifique, Paris : Gallimard, 1981.

[3] C.P. Snow, Les deux cultures, Éd. Pauvert, Paris, 1968, p. 13.

[4] Oublié à la suite de l’article initial dans la traduction française citée ci-dessus.

[5] Nelson Goodman, Langages de l’art, J. Nîmes : Édition J. Chambon, 1990 [1968], p. 273.

 

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